Mon histoire se déroule dans un de ces villages des pouilles. Dans l’un de ces villages écrasés de soleil.
Pour ôter tout suspense à ce récit, autant vous le dire tout de suite, le héros de cette histoire va mourir.
Vito Sant-Angelo, mon héros, est, ou plutôt était, puisqu’il est mort, un jeune chômeur comme il y en a trop dans ces villages. Or que fait-on quand on est chômeur en pleine torpeur estivale, on passe le temps. C’est précisément là qu’arrivent dans les têtes, les idées les plus stupides.
On n’a aucune peine à imaginer ce village d’Italie du sud. Sur la place centrale, non loin de l’église, est un vieux bistrot tenu depuis des décennies par la même famille. Ettore et sa femme Gina l’ont repris, après s’être mariés, des mains des parents du mari comme c’était écrit. Du reste, Ettore n’avait jamais imaginé autre chose que sa vie toute tracée de bistrotier dans ce petit village italien écrasé de soleil. Gina s’était faite à l’idée de devenir tenancière, dès lors qu’elle avait compris qu’elle e »n pinçait » (comme on dit vulgairement) pour ce beau brun en Vespa.
Vers les 4 heures et demie de l’après-midi, après un bon repas et une bonne sieste, Ettore avait ouvert, comme d’habitude, son établissement. Et comme d’habitude, après la sieste, les quatre jeunes chômeurs et aussi bon camarades, étaient venu s’installer à une table sous les arbres pour bavarder, se donner l’illusion de prendre un peu l’air et siroter une bière ou un peu de vin bien frais. Vous savez, le bon vin de la bonne treille dont parle la chanson que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître!
Tout ce petit monde, discutait de ce dont on discute d’habitude. Le foot, la formule 1, le travail et la politique.
Autour de la table, il y’ avait Vito, Salvatore, Paolo et Giovani.
Comme je vous l’ai dit, ce village du sud de l’Italie est on ne peut plus ordinaire. Plus ordinaire, si j’ose dire, (et j’ose le dire) tu meurs. Comme je l’ai dit, le village comporte un bistrot, une église et bien sûr un cimetière. Vous l’aurez compris, le village où se déroule mon histoire ne fait nullement dans l’originalité. Du reste, le cimetière, vous ne pouvez le manquer tellement il est ostentatoire. Vous savez en Italie du sud il y a deux choses qu’on ne doit rater sous aucun prétexte. Le mariage de ses filles et sa propre sortie. C’est à qui se fait faire le plus kitch et le plus beaux des tombeaux. Chacun rivalise d’imagination pour faire plus beau plus grand plus fort et plus riche. Comme dirait Georges, les gens ont à coeur de mourir plus haut que leur cul. Pour faire bonne mesure, l’entrée du cimetière est gardée par une immense statue de la mort. Immense, ce n’est pas vraiment le mot, mais en tous cas, terrifiante. Terrifiante avec sa longue faux sur le point de frapper une jeune fille à la fleur de l’âge.
Terrifiante! je vous dis! que cette statue de la mort. tellement terrifiante que nul n’ose s’arrêter devant elle pour la regarder en face. Les femmes, les vieilles surtout, passent devant en pressant le pas et, (on n’est jamais trop prudent), en se signant.
Il ne viendrait jamais à l’idée de personne de narguer ou de manquer de respect de quelle que manière que ce soit à la statue de la mort. Pas même les enfants n’oseraient s’arrêter et, ne serait-ce que par jeu, regarder en face cette représentation si effrayante!
Or comme on avait épuisé tous les sujets habituels on se mit à évoquer la terrifiante statue. Le sujet tournait autour de qui était capable ou avait été capable de quoi pour balayer toutes ces superstitions si préjudiciables au progrès des masses. Les uns avouaient qu’ils avaient bien pensé à cracher une bonne huître bien morveuse et bien baveuse aux pieds de la camarde. Et chacun d’y aller de son « moi j’aimerais bien faire ceci, moi j’aimerais bien faire cela »… Le vin, la bière et la chaleur aidant, Salvatore eut une idée géniale.
C’était à qui aurait les couilles d’aller en pleine nuit planter un clou dans le pied de la mort. Ettore qui était sorti de son estaminet pour respirer un peu d’air avant de reprendre l’essuyage de ses verres en était resté bouche ouverte. Pour le coup, la conversation sortait de l’ordinaire, et ça, il n’en avait pas l’habitude. Figé qu’il était resté le père Ettore. Un vrai piège à mouches que cette bouche figée du bistrotier. Giovani se hasarda à rompre le silence en disant que bien sûr il n’avait pas la moindre superstition, mais qu’il ne s’en sentait pas capable. Paolo ne disait rien. On n’est jamais trop prudent. Pour Vito, issu d’une vieille famille de communistes dont les gènes matérialistes et anticléricaux se transmettaient de père en fils depuis la guerre, c’était différent. Il lui fallait intervenir. Il sentit une vague lui glacer le dos. Il aurait aimé être à mille lieues de là. N’importe où, même à l’église. Il fut donc bien obligé de dire que lui… Il fut bien obligé. Salvatore exultait. Vito allait montrer se qu’il avait de couilles. Vito essaya bien de se rebeller en disant à Sasa qu’il faisait chier. Que d’abord c’était la poule qui chantait qui faisait l’oeuf.
Le patron, qui avait repris ses esprits décida d’intervenir. Il proposa un somptueux repas au téméraire. Et là, la sueur froide de Vito se transforma en une gouleyante salive.
Il faut vous dire que ce brave vito était, (car je vous le rappelle il n’est plus), un bouffeur encore plus déraisonnable, dès lors qu’il s’agit de nourriture, que l’auteur de ces lignes.
En plus, Vito était le représentant type de l’injustice. Beau garçon, élégant, il arborait une minceur insolente pour tous ceux et toutes celles qui grossissent simplement en regardant la vitrine d’une pâtisserie. Lui, Vito, il ne mangeait pas, il bâfrait. Il bâfrait n’importe quoi et en quantité sans prendre un gramme. bon quand je dis il bâfrait j’exagère. Car ce coup de fourchette exceptionnel aimait ce qui était bon. Aussi pour anéantir toute idée d’hésitation, le patron proposa en « primo piato » les ravioli ricotta champignons; suivis du « bacalà colle olive »; (1) suivi, tenez-vous bien, du « polo alle mandorle e al tartufo ». (2). Pour le dessert, ce serait le « dolce » à la crème de Gina. Le même qu’elle avait fait pour le mariage de la soeur de Vito. S’en était trop pour vito. Il se résigna la bave au bord des lèvres à aller, le soir même, à minuit, planter un clou dans le pied gauche (on est quand même communiste) de la mort.
Tout cela était bel et bon mais ce n’était point tout! Il fallait maintenant mettre au point les modalités.
Le patron, qui était l’arbitre et accessoirement l’amphitryon volontaire décréta que Salvatore accompagné d’un témoin tiré au sort irait à onze heures quarante cinq constater l’état vierge du pied de la mort. A la minuit, vito irait seul accomplir ce qui était prévu. Ensuite, il devait revenir au bistrot déclarer qu’il avait bien respecté les termes du pari, après quoi, Salvatore, accompagné de l’autre témoin que le sort avait jusque-là épargné irait constater.
Le contrat fut conclu sur l’honneur et chacun rentra chez lui pour le souper car les émotions ça creuse.
Tout se déroula comme prévu, du moins au début. Tout le monde se retrouva chez Ettore et les constatations furent faites à l’heure dite. Les pieds de la cochonne étaient bien vierges de toute pointe.
Vito se prépara à aller accomplir ce qui allait lui rapporter un gueuleton mémorable. Au moment de sortir, l’orage éclata. Un véritable déluge d’éclairs, de tonnerre et de pluie s’abattit sur ce pauvre village, sa piazza grande et son cimetière. Ettore un peu soucieux, offrit à Vito, pour lui donner du coeur au ventre, une double grappa. Gina descendit avec le grand imperméable du patron. Ainsi paré, Vito quitta l’estaminet.
Au bout d’une heure, il n’était toujours pas revenu. Puis, les heures passant, on se dit qu’il s’était dégonflé et qu’il était sans doute rentré chez lui et tout le monde partit se coucher.
On découvrit au petit matin humide, le cadavre de Vito au pied de la statue, la tête sous la longue faux de la camarde. Vito gisait, trempé, dans ses excréments.
L’histoire était simple à comprendre:
Vito était sorti enveloppé dans son imperméable muni d’un clou et d’un marteau. Malheureusement, un pan de l’imperméable s’était malencontreusement glissé entre le clou et le bois où il devait être planté. Vito, aveuglé par la pluie et sans doute aussi par l’émotion ne s’était rendu compte de rien. au moment de repartir, il s’était cru retenu par la mort vengeresse. La crise cardiaque avait fait le reste.
Je garderai par-devers moi ce que je pense de cette histoire, mais il y a une chose que je n’arrive pas à m’ôter de la tête, c’est le menu.
Jacques Frantz